Escapade Suisse à Neuchâtel
C’est en septembre 1833 que Balzac entreprend le premier voyage pour rejoindre Mme Hanska, cette correspondante encore inconnue qu’il sait seulement être polonaise et se prénommer Eva et dont il est tombé follement amoureux au fil de leurs échanges épistolaires.
Au début 1833, Madame Hanska avait convaincu son époux Mr Hanski de quitter leur domaine ukrainien pour un voyage d’agrément de plusieurs mois à travers l’Europe. Elle avait alors proposé Neuchâtel comme lieu de villégiature, sa proximité avec la frontière française ne pouvant que favoriser une rencontre secrète avec Balzac.
Si Balzac ne divulgue pas à son entourage la véritable raison de son voyage, par souci de ne pas compromettre sa belle « Etrangère » et surtout de ne pas éveiller la jalousie de Madame de Berny, il s’en ouvre dans une lettre à sa sœur :
« N’est-ce pas gentil d’avoir arraché un mari – qui m’a l’air d’une tour – de l’Ukraine, et de faire six cent lieues pour aller au devant d’un amant qui n’en fait que 150, le monstre ? ».
LES VOYAGES D'HONORE DE BALZAC

Le dimanche 22 septembre 1833 au soir, prétendant à son entourage se rendre à Besançon pour y rencontrer un fournisseur de papier de qualité pour l’impression de ses œuvres, Balzac quitte Paris par la malle-poste pour un trajet d’environ 630 kms jusqu’à Neuchâtel.
Voyager en France au temps de la poste aux chevaux est loin d’être une détente. Le voyage s’évalue à cette époque davantage en temps, celui du calendrier et de l’horloge, qu’en lieues ou kilomètres. Ainsi disait-on au 16ème siècle que la France tenait dans un losange de vingt-deux journées de large et dix-neuf de long...
Le confort et la durée de tout déplacement à cheval dépendait pour le voyageur de ses capacités financières. Plusieurs possibilités s’offraient à lui : voyager par ses propres moyens en individuel, jouissant ainsi d’un plus grand confort et d’une liberté de choisir son itinéraire et son allure ; ou voyager en transport collectif, soit par Diligence, soit par Malle-poste.
On comprend que Balzac, toujours dans une course effrénée après le temps, ait opté pour ce dernier moyen de transport.
En effet, la diligence, dont le service était gérée par des entreprises publiques, était une voiture monumentale, inconfortable et compartimentée, pouvant transporter jusqu’à 16 voyageurs. En outre, elle se déplaçait à plus faible allure afin de ne pas détériorer les chemins (une diligence pouvait atteindre 7 tonnes à pleine charge…).
A partir de 1794, l’administration des postes crée un service de transport de voyageurs au moyen de ses propres véhicules utilisés pour acheminer le courrier. La malle-poste va alors fortement concurrencer le service des diligences car elle présente de nombreux avantages.
La voiture est plus légère, traînée par quatre chevaux et ne propose au plus que quatre places pour les voyageurs. Elle est composée de trois compartiments : l’un destiné aux voyageurs, le second au courrier et le troisième aux paquets de lettres, journaux et dépêches. En outre, contrairement aux diligences, les malle-poste circulent au galop, de jour comme de nuit, et sont prioritaires sur les routes ainsi qu’aux relais à chevaux.

Balzac s’engage ce 22 septembre à 6 heures du soir sur la route postale de Besançon, passant par Troyes et Dijon, selon un itinéraire précis jalonné par les relais de poste (répertoriés dans la liste générale des postes de France). L’allure moyenne d’une malle-poste en 1833 est de l’ordre de 10 km par heure (les chevaux parcourent environ 9 km en 50 mn) quand elle n’est pas diminuée par des intempéries, le mauvais état de la route, les défaillances des hommes ou des chevaux, des problèmes liés aux voitures ainsi que les actes de brigandage possibles.
Un voyageur du 21ème siècle, habitué au confort, peut se faire une petite idée de la pénibilité d’un tel trajet grâce aux témoignages laissés par certains écrivains de l’époque. Ainsi, Victor Hugo, contemporain de Balzac, relate à un ami l’un de ses périples en malle-poste :
« […] j'ai passé deux nuits en malle-poste, ce qui m'a laissé une haute idée de la solidité de notre machine humaine. C'est une horrible chose qu'une nuit en malle-poste. Au moment du départ tout va bien, le postillon fait claquer son fouet, les grelots des chevaux babillent joyeusement, on se sent dans une situation étrange et douce, le mouvement de la voiture donne à l'esprit de la gaîté et le crépuscule de la mélancolie. Peu à peu la nuit tombe, la conversation des voisins languit, on sent ses paupières s'alourdir, les lanternes de la malle s'allument, elle relaie, puis repart comme le vent ; il fait tout à fait nuit, on s'endort. C'est précisément ce moment-là que la route choisit pour devenir affreuse ; les bosses et les fondrières s'enchevêtrent ; la malle se met à danser. Ce n'est plus une route, c'est une chaîne de montagnes avec ses lacs et ses crêtes, qui doit faire des horizons magnifiques aux fourmis. Alors deux mouvements contraires s'emparent de la voiture et la secouent avec rage comme deux énormes mains qui l'auraient empoignée en passant ; un mouvement d'avant en arrière et d'arrière en avant, et un mouvement de gauche à droite et de droite à gauche, - le tangage et le roulis. Il résulte de cette heureuse complication que toute secousse se multiplie par elle-même à la hauteur des essieux, et qu'elle monte à la troisième puissance dans l'intérieur de la voiture ; si bien qu'un caillou gros comme le poing vous fait cogner huit fois de suite la tête au même endroit, comme s'il s'agissait d'y enfoncer un clou. C'est charmant. à dater de ce moment-là, on n'est plus dans une voiture, on est dans un tourbillon. […] » Victor Hugo, Le Rhin, lettres à un ami, Lettre XXVIII
Balzac arrive à Besançon après 40 heures de voyage dans la matinée du 24 septembre, voyage ponctué par les arrêts successifs aux relais de poste pour y déposer le courrier et changer de monture.
Après avoir rencontré un ami en ville, il reprend la route le soir même pour rejoindre Neuchâtel. En passant par Ornans, après avoir franchi le Doubs, il arrive enfin, épuisé, dans le canton de Neuchâtel par le Val de Travers. Il prend une chambre à l’hôtel Le Faucon qui était alors le plus élégant hôtel de Neuchâtel.
Le jour même de son arrivée, Balzac fait enfin la connaissance de madame Hanska en secret : il est pétri d’amour …
Il passe les cinq jours suivants en compagnie de la comtesse et celle, qu’il déplore un peu trop systématique, de son époux Monsieur Hanski ! Profitant d’un bref moment d’absence de celui-ci, les amoureux réussissent à échanger « le furtif baiser premier de l’amour »…
Le séjour à Neuchâtel se termine alors sur le projet de se retrouver plus tard à Genève.

Balzac reprend la route pour Paris le 1er octobre 1833 dans des conditions de transport encore plus éprouvantes qu’à l’aller : il voyage vers la capitale durant quatre jours et quatre nuits, installé sur l’impériale d’une diligence, c’est-à-dire sur la banquette placée au dessus du coupé et qui n’était protégée du froid et de la pluie que par une capote de cuir ou de bois.
Coup de foudre ou consécration d’un amour déjà bien affirmé au fil des échanges épistolaires ? Ou bien les deux ? Balzac et la comtesse Hanska semblent déjà sous le joug de l’impatience amoureuse… Ils se séparent, au bout de ce court séjour, avec le projet de se retrouver très prochainement à Genève.
La comtesse Hanska réussira-t-elle cependant à convaincre son époux de continuer leur périple en faisant une halte dans cette ville ? Ne va-t-elle pas au dernier moment réfréner son élan amoureux, par crainte de son mari ?
Le baiser échangé si furtivement à Neuchâtel peut-il faire espérer d’avantage à Balzac ?
Malle-poste 1830
Diligence Laffitte et Caillaud 1825
Liste des relais de poste de France 1782
Hôtel Le faucon. Neuchâtel
Banc de pierre situé initialement sur la "Promenade carrée de l'Evole" à Neuchâtel, témoin du passage de Balzac et Mme Hanska
Il arrive à Paris le 4 octobre au soir. Dans une lettre à Mme Hanska, Balzac lui décrit la torture endurée :
« Mon amour chéri, me voici, bien fatigué à Paris ; je suis au 6 8bre et il m’a été impossible de t’écrire auparavant. Il y avait un monde fou sur toute la route et par chaque ville où nous sommes passés, la voiture a refusé 10 à 15 voyageurs. La Malle-poste était retenue pour 6 jours, en sorte que mon ami de Besançon n’a pu m’y avoir une place ; j’ai donc fait la route sur l’impériale d’une diligence en compagnie de 5 Suisses du canton de Vaud qui m’ont traité corporellement comme un animal qu’on mène au marché et qui ont singulièrement aidé les paquets à me contusionner. Je me suis mis au bain en arrivant [dans la soirée du 4 octobre] et j’ai trouvé ta chère lettre. »